Smartphones et parentalité : rester connecté sans se déconnecter des enfants

Smartphones et parentalité : rester connecté sans se déconnecter des enfants

Nous consultons notre smartphone en moyenne 300 fois par jour. Ce réflexe nous amène parfois à ignorer involontairement les personnes qui nous entourent, y compris nos proches. Ce comportement porte un nom : le « phubbing ». Contraction des termes anglais phone (téléphone) et snubbing (snober), il désigne le fait de privilégier son écran au détriment d’une interaction en face-à-face.

Si ce phénomène peut sembler anodin, il a pourtant des conséquences bien réelles. Une étude menée en 2013 par l’institut YouGov révèle que 27 % des sondés admettent répondre à un appel alors qu’ils sont en pleine conversation, 30 % en plein repas au restaurant et 19 % en étant servis dans un magasin. Plus inquiétant encore, une recherche de la Baylor University souligne que 22,6 % des personnes interrogées estiment que cette habitude détériore leurs relations amoureuses et amicales.

Le "phubbing" au sein de la famille

Si cette habitude peut fragiliser les relations de couple, elle impacte également le lien entre parents et enfants. On évoque souvent les dangers liés à l’excès d’écrans chez les plus jeunes, mais on parle moins du fait que certains parents, absorbés par leur téléphone, en viennent à négliger leur enfant à certains moments. Face à ce constat, les psychologues et psychanalystes Marilyn Corcos et Brigitte Bergmann ont publié une tribune dans Le Monde le 3 janvier 2020, alertant sur les signes de détresse sévère observés chez de très jeunes enfants.

« Les bébés sont, dès leur naissance, des êtres profondément sociaux, qui se développent à travers les interactions avec leur entourage. Pour bien grandir et apprendre, ils ont besoin d’un contact humain, affectif et vivant. Les échanges avec les adultes stimulent leur créativité, renforcent leurs compétences relationnelles, façonnent leur langage et développent leurs capacités intellectuelles », expliquent-elles.

Si la majorité des parents ont à cœur d’agir au mieux, l’utilisation excessive du smartphone crée une barrière qui altère la relation avec l’enfant. Lorsqu’un parent se replie régulièrement derrière son écran, il se coupe de son tout-petit, qui ressent une succession de « ruptures » affectives. Cette absence psychologique rappelle ce que le psychanalyste André Green avait conceptualisé sous le terme de « complexe de la mère morte » – que l’on pourrait aujourd’hui renommer « complexe du parent absent » – désignant les conséquences négatives de l’indisponibilité émotionnelle d’un parent, notamment lorsqu’il est absorbé par une détresse intérieure.

Au-delà des effets sur le développement émotionnel des enfants, d’autres spécialistes mettent également en avant des risques plus concrets liés à cette hyperconnexion parentale. « Des études révèlent que l’usage du téléphone est à l’origine d’une augmentation des accidents domestiques et des accidents de piétons », souligne Marie-Pierre Fourquet-Courbet, chercheuse en sciences de l’information et de la communication.

Ni totalement disponible pour son enfant, ni captif de son écran

Si le « phubbing » peut nuire aux relations familiales, il ne faut pas pour autant diaboliser l’utilisation du smartphone. Catherine Lejealle, sociologue du numérique et auteure de J’arrête d’être hyperconnecté, invite à prendre du recul : « Il est important de ne pas culpabiliser pour le temps passé sur son téléphone. Un parent n’est pas uniquement un parent : il est aussi un partenaire, un ami, un professionnel… Il doit entretenir ces différentes facettes pour maintenir un équilibre personnel », explique-t-elle. Elle rappelle également que l’on a tendance à idéaliser les interactions familiales d’avant l’ère du numérique : « On imagine un passé où la communication était plus authentique, mais à une époque, de nombreuses familles prenaient leurs repas en silence devant la télévision », nuance-t-elle.

Pour elle, la vraie question concerne la disponibilité des parents. « Un adulte ne peut pas être constamment à l’entière disposition de son enfant, et il est essentiel de s’accorder des moments de pause, tout comme il faut savoir se détacher du smartphone », estime-t-elle. La clé est de rester attentif aux besoins de l’enfant et de ne pas mettre son bien-être en danger : « Si un enfant se retrouve trempé dans sa poussette parce que son parent est absorbé par son téléphone, là, ça devient problématique », reconnaît-elle.

Trouver un équilibre dans l’usage du téléphone

Plutôt que de condamner l’usage du smartphone, Catherine Lejealle met en avant ses différentes fonctions. Il ne se limite pas à un simple objet de distraction, mais constitue aussi un outil professionnel. Avec la généralisation du télétravail, notamment après les confinements, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est devenue plus floue. « Un parent qui travaille depuis chez lui peut profiter de cette flexibilité pour aller chercher son enfant à l’école plus tôt, mais en contrepartie, il doit parfois répondre à un appel professionnel même lorsqu’il est en famille », illustre-t-elle. Dans ces conditions, l’utilisation du téléphone devient presque incontournable. Toutefois, elle souligne l’importance de fixer des limites : « Il est essentiel de couper avec le travail en fin de journée et de ne pas être joignable en permanence. »

Le téléphone peut également être une source de bien-être personnel. « On attend souvent d’un parent – et plus particulièrement d’une mère en congé parental – qu’il soit en fusion constante avec son enfant. Pourtant, passer une journée entière sans interaction adulte est épuisant. Il est tout à fait légitime de vouloir appeler un ami ou de faire un tour sur les réseaux sociaux, même en présence de son enfant », analyse-t-elle.

Se déconnecter pour mieux se reconnecter à son enfant

Pour éviter que le « phubbing » n’ait un impact négatif sur les enfants, il est essentiel de trouver un juste milieu. Catherine Lejealle recommande de privilégier des moments où l’attention est entièrement tournée vers l’enfant. « Avec un tout-petit, on est en train de poser les bases du lien affectif. Ces instants partagés sont les fondations sur lesquelles se construit la relation », souligne-t-elle. Le bain, l’histoire du soir ou les moments de jeu sont autant d’occasions où le réel doit primer sur l’écran.

Elle rappelle aussi l’importance de prendre du temps pour soi, un besoin qui ne concerne pas uniquement les parents : « Savoir s’accorder une pause – que ce soit en prenant un bain ou en lisant un livre – sans être constamment interrompu par des notifications est essentiel pour son bien-être », insiste-t-elle.

Enfin, elle invite chacun à reprendre le contrôle de son usage du smartphone. Apprendre à ignorer un appel, différer la réponse à un message ou encore s’interroger sur les raisons pour lesquelles on consulte son téléphone permet de mieux réguler son utilisation. « Souvent, on attrape son téléphone par habitude, sans véritable but. Se poser la question du pourquoi permet de redonner du sens à notre rapport au numérique », conclut-elle. En d’autres termes, redevenez maître de votre vie digitale.

Sophie
Author: Sophie